Visite du tsar à Paris, un commentaire de Léon Tolstoî
"L'esprit chrétien et le patriotisme", de Léon Tolstoï. Extrait sur les fêtes franco-russes de 1893
"En vérité, ce fut un événement d'une portée universelle, qui vous frappait d'étonnement, vous touchait aux larmes, qui élevait l'âme et faisait courir en vous ce frisson d'amour grâce auquel on se prend à détester l'effusion du sang et les annexions violentes qui arrachent des enfants à leur mère. (...)
Arrivés en France, les marins russes, durant deux semaines, passèrent de fête en fête; au milieu ou à la fin de chacune d'elles, ils mangèrent, burent et prononcèrent des discours. Et des détails précis, relatifs aux lieux où ils furent, ainsi qu'à leurs menus et aux paroles qu'ils prononcèrent, furent communiqués par télégrammes à toute la Russie. Chaque fois qu'un capitaine russe buvait à la santé de la France, on le faisait savoir aussitôt au monde entier, et chaque fois que l'amiral disait: "Je bois à la belle France!" l'univers en était avisé sur le champ.
"Nous nous aimons tendrement"
Le fond de ces paroles était partout le même: "Nous nous aimons tendrement les uns les autres; nous sommes transportés de joie à l'idée que nous nous sommes pris si subitement en affection. Notre but n'est pas la guerre, la revanche, la conquête des provinces ravies! Non! Notre but est la paix, la paix bienfaisante; nous voulons assurer la paix et la tranquillité à l'Europe. Vivent l'empereur et l'impératrice de Russie: nous les aimons et nous aimons la paix. Vivent le président de la République et son épouse, nous les aimons, eux aussi, et nous aimons la paix, ainsi que le chef de l'escadre russe. Vivent la France et la Russie, leur flotte et leur armée, nous aimons l'armée, mais nous aimons aussi la paix !" Les discours finissaient régulièrement, comme par un refrain, par ces mots: Toulon, Cronstadt, ou bien Cronstadt, Toulon. Le nom de ces lieux où tant de mets divers et de boissons variées avaient été absorbés, se prononçait comme rappelant les hauts faits éclatants des représentants des deux peuples; il semblait qu'après avoir prononcé ces noms on n'eût eut plus rien à ajouter, car tout était compris. "Nous nous aimons les uns les autres et nous aimons la paix. Toulon, Cronstadt!" Qu'est-il besoin d'ajouter à ces mots? Surtout quand on parle aux accents confondus de deux hymnes, dont l'un représente le tsar et demande à Dieu de répandre sur lui ses bienfaits, tandis que l'autre maudit tous les tsars et leur prédit l'extermination.
Au nom de l'amitié
(...) Ces étranges manifestations furent accompagnées de cérémonies religieuses plus étranges encore, et de prières publiques: les Français, pourtant, paraissaient en avoir dès longtemps perdu l'habitude. J'ai peine à croire que, depuis le temps du Concordat, pareille quantité de prières publiques aient été dites. Tous les Français devinrent pieux en un moment; ils suspendirent avec grand soin dans les chambres des marins russes ces mêmes images religieuses que, peu de temps auparavant, ils avaient enlevées avec autant de soin des murs de leurs écoles, comme autant d'instruments de superstition; et, sans trêve, on les vit en prières. (...) "Puisse l'amitié de la Russie et de la France faire de nos deux nations les gardiennes de la paix!"
Cependant, des milliers de télégrammes s'échangeaient entre la Russie et la France. Les femmes de France félicitèrent les femmes de Russie; celles-ci, à leur tour, exprimèrent leur reconnaissance. Une troupe d'acteurs russes félicita les acteurs français; les acteurs français répondirent que l'accueil de leurs collègues russes resterait gravé au fond de leur cœur. Des étudiants en droit exprimèrent leur enthousiasme à la nation française. Tel général félicita madame une telle; madame une telle assura le général de son dévouement à la Russie. Des enfants russes envoyèrent à des enfants français des compliments en vers; les petits Français répondirent en vers et en prose. Le ministre de l'Instruction publique, en Russie, assura le ministre de l'Instruction publique, en France, de l'affection subite que venaient de ressentir à l'égard des Français tous les enfants, les savants, les écrivains qui dépendaient de son administration; les membres de la Société protectrice des animaux exprimèrent aux français leur attachement; le conseil municipal de Kazan fit de même.
Une même croyance
Un chanoine du diocèse d'A... assura le Protopresbyter de la cour impériale que, dans le cœur de tous les cardinaux et évêques de France, brûlait un vif amour pour la Russie, pour Sa Majesté Alexandre III et son auguste famille. Il ajouta que le clergé de France et celui de Russie avaient presque la même croyance: tous deux n'honorent-ils pas la sainte Vierge ! A cela, le Protopresbyter répondit que les prières du clergé français pour la famille impériale éveillaient une joie profonde dans le cœur de tout le peuple russe qui aime le tsar; il dit encore que, comme le peuple russe honorait aussi la sainte Vierge, il pouvait compter sur la France, à la vie, à la mort.
Des sentiments analogues furent exprimés par des généraux, des télégraphistes et des marchands épiciers. Tous eurent quelqu'un à féliciter et à remercier.
(...) Un journaliste a écrit qu'un Français lui a dit, dans un bal, qu'on trouverait difficilement à Paris, une femme qui ne fut pas prête à oublier ses devoirs pour satisfaire les désirs d'un marin russe: et tout cela passa inaperçu, comme une chose toute naturelle. On vit même des cas de folie caractérisée. Ainsi une femme, enveloppée d'une étoffe aux couleurs françaises et russes, attendit l'arrivée du cortège et se précipita dans la Seine en criant: "Vive la Russie!".
Sain d'esprit, du moins en apparence
(...) Cet étrange enthousiasme était contagieux. Un journaliste raconte qu'un matelot, en apparence sain d'esprit, sauta à la mer en criant: "Vive la France!" Quand on l'eut tiré de l'eau, on lui demanda pourquoi il s'était jeté par-dessus bord; il répondit qu'il avait fait voeu, en l'honneur de la France, de faire en nageant le tour de son navire.
Ainsi, l'enthousiasme, que rien n'arrêtait, grandit de plus en plus comme une boule de neige humide que l'on fait rouler, et il atteignit un tel degré que, non seulement des gens nerveux, mais même les personnes les plus fortes et les plus saines furent emportées par le courant et se trouvèrent dans un état d'esprit tout à fait anormal.
Au nom de la paix, déjà
(...) Il n'y eut pas un discours, pas un compte rendu, où l'on ne dise que le but de ces orgies est d'assurer la paix à l'Europe. A la fin du dîner offert par les représentants de la presse russe, tout le monde parle de la paix. M. Zola, qui, peu de temps auparavant, écrivait que la guerre est inévitable et même utile, et M. de Vogué, qui, plus d'une fois, a exprimé la même idée, ne disent pas un mot de la guerre et ne parlent que de la paix. On ouvre la session de la Chambre par des discours sur les fêtes passées: tous les orateurs déclarent que ces fêtes sont une déclaration de paix à l'Europe. (...)
Instruments
(...) La force des Gouvernements repose sur l'opinion publique; or, ayant la force, ils peuvent toujours, grâce à leurs instruments, les fonctionnaires, les juges, les instituteurs, le clergé et la presse, provoquer telle opinion publique qui leur est nécessaire...
(...) Mais, il faut savoir comment se préparent ces manifestations.... Eh, bien, lorsque par une série de mesures prises par le Gouvernement grâce aux moyens dont il dispose, la lie du peuple, c'est à dire la foule urbaine, est mise dans un état particulier d'excitation, on s'écrie: voyez, c'est l'expression spontanée des sentiments du peuple! ... Les moyens nécessaires pour provoquer une excitation populaire, moyens qui sont actuellement aux mains des Gouvernements et des classes dirigeantes, sont tellement puissants qu'on s'en peut servir à volonté dès qu'on désire provoquer ce qu'on appellera une manifestation..."
Léon Tolstoï
Extrait de "L'esprit chrétien et le patriotisme" (1894).
Libellés : Géopolitique de la Russie
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