7.11.06

IN MEMORIAM: Anna Politkovskaïa, la "chèvre de Monsieur Poutine". Par Hélène Blanc, CNRS

7 octobre 2006. Au soir d'un beau samedi d'automne, la nouvelle est tombée vers 19 heures : la journaliste russe Anna Politkovskaïa grand reporter du bi-hebdomadaire Novaïa Gaziéta, avait été abattue dans son immeubles de quatre balles par un ou plusieurs inconnus.

Cette nouvelle bouleversante laisse d'abord les Français incrédules. Excepté ceux qui savent ce qui se passe exactement en Russie depuis plus de sept ans. Ce meurtre, à l'évidence programmé, était hélas prévisible car, désormais, tous ceux qui s'obstinent à dire la vérité en Russie ou à l'étranger sont considérés comme des "ennemis à supprimer". Ces intellectuels, qui font de la "résistance" au régime, risquent leur peau car la vie humaine n'a plus aucun prix dans ce pays.

Etant donné la gravité de l’affaire et son retentissement car la victime était très connue à l'étranger, le Procureur général charge de l’enquête pour "meurtre prémédité" le service des affaires à gravité particulière. Le même soir, Viatcheslav Rosinski, substitut du Procureur général de Moscou, déclare à la presse que l’enquête retient, comme mobile le plus probable, celui d’un assassinat lié à son activité professionnelle. En outre, le Procureur général de Russie, Youri Tchaïka, a pris l’enquête sous son contrôle personnel. Comme à chaque fois, le Président Wladimir Poutine a assuré le Président G. W. Bush lors d'un entretien téléphonique que tout serait fait pour retrouver les assassins... Nous voilà pleinement rassurés.


Biographie d'Anna Politkovskaïa
Née en 1958 dans une famille de diplomates, Anna Politkovskaïa étudie le journalisme à l’Université de Moscou. De 1982 à 1993, elle travaille successivement pour les Izvestia, le journal du Transport aérien, l’association Escart et le journal Megapolis-Express. Ensuite, de 1994 à 1999, elle travaille au journal Obchtchaïa Gaziéta (la Gazette commune), dont elle fut rédactrice en chef adjointe, avant de rentrer à la Novaïa Gaziéta, en juin 1999.

Depuis lors, c'est clandestinement et au péril de sa vie qu'elle s’est rendue à maintes reprises dans les zones des hostilités et les camps de réfugiés au Daghestan, en Ingouchie et, bien entendu, en Tchétchénie. Courageusement, elle a également pris part aux négociations avec les terroristes qui avaient pris en otage les spectateurs du théâtre de la Doubrovka (en octobre 2002).
Le 1er septembre 2004, alors qu'elle était en route pour couvrir la prise d'otages de l'école de Beslan (en Ossétie) elle fut victime dans l'avion d'une étrange et très grave "intoxication alimentaire" que les médecins qui l'ont soignée ont, eux, qualifié de "tentative d'empoisonnement".
Dans la lignée des grands "dissidents" soviétiques, Anna avait choisi de résister, de dénoncer les plaies d'une Russie ayant résolument tourné le dos à la démocratie, soumise à l'arbitraire le plus total, en rupture complète avec les périodes Gorbatchev et Eltsine.
Avait-t-on déjà voulu tuer Anna en 2004? Etait-ce un simple avertissement? On ne le saura sans doute jamais. Quoi qu'il en soit, le 7 octobre 2006, elle fut lâchement abattue de quatre balles dans son propre immeuble. On a choisi pour ce faire un moment où elle était seule et la technique de cet assassinat politique, parfaitement prévisible, est bien celle d'un "contrat" ou meurtre programmé par un ou plusieurs commanditaires...
Qui sont-ils ces hommes de l'ombre? Ils appartiennent sans aucun doute à la nébuleuse dominante mise en place par Poutine : services secrets, armée, Tchètchènes pro-russes, milieu si douteux des affaires, ultra-nationalistes qui haïssaient cette "ennemie de l'intérieur" ...

Pourquoi?
Ce qui est certain c'est qu'on a voulu faire taire une voix "discordante", libre, qui disait la vérité à la fois aux Russes et aux Occidentaux. La voix d'une femme intègre, déterminée, qui parlait d'une société de plus en plus violente, de la dérive autoritaire de W. Poutine et de son système, des anciens de Tchétchénie, des brimades et mauvais traitements infligés aux jeunes appelés de l'armée russe par une hiérarchie sadique, des crimes de l'armée russe commis sur les Tchétchènes... En un mot, elle égrenait les maux qui rongent la société russe, opprimant un peuple qui tente de survivre alors que les clans au pouvoir s'enrichissent impunément à son détriment. Une femme en colère, révoltée par le mensonge, le sadisme, l'injustice, le cynisme sans bornes d'un régime que l'Occident qualifie pudiquement de "pragmatique".
Dans le monde entier, les commentateurs sont unanimes à souligner le talent de cette journaliste d’investigation, sa déontologie, la passion avec laquelle cette militante des droits de l’homme défendait les causes qui lui étaient chères, expliquant sans relâche combien, selon elle, la guerre en Tchétchénie avait perverti la société russe. Partout, on n'en finit pas de lui rendre hommage à juste titre. Mais qu'avons-nous fait, nous, Occidentaux, défenseurs de la liberté et des Droits de l'Homme, pour que cesse cette chasse à l'homme barbare qui frappe les esprits libres, perpétuant la tragédie du "déshonneur russe"?

Et tant d'autres
Depuis les années 1990, la liste des victimes assassinées dans l'exercice de leurs fonctions est déjà longue. Trop longue. Banquiers, hommes et femmes politiques, sportifs, agents du fisc, personnes n'est à l'abri. Mais ce sont les journalistes qui ont payé le tribut le plus lourd. Ainsi Alexéï Vénédiktov, rédacteur en chef de la radio Ekho Moskvy, rappelle que plusieurs journalistes de renom ont déjà trouvé la mort en Russie (Kholodov, du Moskovski Komsomolets en 1994, déchiqueté en pleine rédaction par une mallette piégée, Listiev, de la chaîne de télévision ORT en 1995, abattu, lui aussi, dans l'escalier de son immeuble, Youdina, rédactrice en chef de la Sovietskaïa Kalmykia Ségodnia en 1998, Borovik, de Soverchenno Sekretno, tué en 2000, Chtchétkotchikhine, grand journaliste d'investigation et député, rédacteur en chef de la Novaïa Gazeta, le journal d'Anna (mort empoisonné à l'été 2003 et dont les assassins courent toujours), Khlebnikov, rédacteur en chef de l'édition russe du magazine américain Forbes abattu en 2004). Aujourd'hui, la justice n’a toujours pas bouclé ces dossiers. Et tant d'autres...

Rendons hommage à ces hommes et ces femmes qui ont repris le flambeau des anciens dissidents soviétiques tels Sakharov, Soljénytsine ou Boukovsky parce qu'ils considèrent que c'est leur devoir. En privilégiant l'intérêt collectif à leur intérêt propre, quelques uns tombent au champ d'honneur du journalisme, de la justice, de la politique. Mais tant qu'il y aura encore des hommes et des femmes capables de sacrifier leur vie pour la vérité, l'honneur de la Russie ou de l'Ukraine (n'oublions pas V. Gongadzé), les droits de l'homme, l'espoir semble permis : il reste encore des gens libres, des consciences, des âmes d'élite que l'on ne peut soumettre par la menace ou la peur...

Quelle Russie?
Cet assassinat, odieux, terrible, véritable tragédie pour tout Russe et tout Occidental de bonne volonté qui écoute sa conscience, prouve, une fois de plus, que, n'en déplaise à ses thuriféraires, la Russie de Wladimir Poutine n'est ni un Etat de droit, ni une démocratie mais reste toujours un Etat de force. Un pays soviétisé, un Etat policier, rekagébisé à outrance dont le Président, nostalgique de l'empire soviétique, utilise de plus en plus souvent un langage de guerre froide à l'égard de l'Union européenne... D'ailleurs, comme le disent les Russes lucides : aujourd'hui, la Russie est une "démocrature" autrement dit une dictature camouflée en démocratie. "Et c'est par leur inertie, leur silence face à un régime dictatorial, que les leaders occidentaux encouragent et renforcent le mensonge politique officiel devenu le mode de gouvernement de la Fédération de Russie", déplore l'ex-dissident Sergueï Kovalev. Jusqu'au jour où, boomerang de l'histoire, notre lâcheté, notre faiblesse, notre hypocrisie, notre cécité volontaire nous obligeront sans nul doute à régler la facture! Alors, pour tous ceux qui aiment le grand peuple russe, le combat continue : nous n'avons pas d'autre choix...

Hélène Blanc, politologue, spécialiste du monde slave au CNRS, directrice de la revue TRANSITIONS & SOCIETES.
P.S. Chers lecteurs qui luttez pour la démocratie, lisez Anna Politkosvkaïa afin qu'elle ne soit pas morte en vain ; si vous êtes croyants, priez pour elle. Et comme disent les slaves : "Que le royaume des cieux l'accueille en son sein!" Pour mieux comprendre la Russie actuelle, lire : de Anna Politkovskaïa traduits en français : "Douloureuse Russie", "La Russie selon Poutine", "Tchétchénie, le déshonneur russe" chez Buchet-Chastel.
http://www.diploweb.com/russie/tchetchenie.htm
Pour en savoir plus, lire aussi : "KGB connexion, le système Poutine", Hélène Blanc, (Hors Commerce éditions)
http://www.diploweb.com/russie/kgbblanc.htm
"T comme Tchétchénie", Hélène Blanc, chez Gingko éditions http://www.diploweb.com/russie/tchetchenie2.htm
et "La rebelle aux pieds nus", Renata Lesnik (chez Hors Commerce éditions).

1 commentaires:

À 10:44 AM , Anonymous Anonyme a dit...

Merci Hélène Blanc pour ces mises au point dont le monde à bien besoin, moi compris. Il est tellement plus facile de ne rien voir ... comme toujours nous faisons passer notre confort loin devant notre conscience. Qu'aurait dit Rabelais? Confort sans conscience n'est que ruine ... et comme le précise Milana Terloeva, il s'agit désormais de "danser sur les ruines". Merci encore à vous de m'avoir éveiller. J'espère ne pas me rendormir.
Antoine Monamy, amonamy@wanadoo.fr

 

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