Meurtre d'Anna Politkovskaïa, journaliste indépendante en Russie. Lire et relire son oeuvre
Alors que vient de tomber la nouvelle de l'assassinat de la journaliste indépendante russe Anna Politkovskaïa, le temps est d'abord à l'émotion, mais la réflexion doit rapidement reprendre sa place. Qui était cette femme atypique ? Quel était son travail ? Comment comprenait-elle la Russie ? Personne ne saura mieux répondre qu'Anna Politkovskaïa.
La lecture de ses articles et de ses livres est le meilleur moyen d'appréhender son oeuvre et sa vie.
Je vous conseille notamment la lecture de « Tchétchénie, le déshonneur russe »,
Anna Politkovskaïa, traduit du russe par Galia Ackerman, préface d’André Glucksmann, Paris, éd. Buchet/Chastel, mai 2003, 185 pages.
Voici le début de la présentation mise en ligne sur le diploweb.com en septembre 2003:
- "A la frontière entre l’Asie et l’Europe s’incruste une guerre civile qui tourne au crime contre l’humanité. Après la publication de cet ouvrage, personne ne pourra dire : « je ne savais pas ».
Journaliste russe, Anna Politkovskaïa est grand reporter du bihebdomadaire « Novaïa Gazeta ». Depuis le début de la deuxième guerre de Tchétchénie, elle a enquêté plus de quarante fois dans cette zone de non droit. Son travail lui a valu en février 2003 le prix du Journalisme et de la Démocratie, décerné par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
Un ouvrage qui donne des clés
Cet ouvrage a deux qualités majeures. Premièrement, l’auteur présente – au péril de sa vie – un reportage très concret sur les réalités quotidiennes du conflit. Deuxièmement, Anna Politkovskaïa lui donne du sens. Elle explique non seulement comment cette tragédie irrigue et structure toute la société mais encore comment cette guerre exprime une tendance de la société russe d’aujourd’hui. En cela, cet ouvrage dépasse le Caucase. Compte tenu de l’expérience de l’auteur, il est difficile de balayer son analyse d’un revers de la manche.
Si les soldats de l’armée fédérale se gardent de bien de toucher les émirs wahhabites, (p.35) la population tchétchène ne bénéficie pas des même privilèges.
Cinq balles de calibre 5,45 mm, à bout portant
Bien que l’auteur reste très sobre, les réalités quotidiennes du conflit sont décrites avec précision. Pour ne pas avoir eu à sa disposition la bière exigée par un jeune soldat russe, une femme de soixante-deux ans a reçu à bout portant cinq balles de calibre 5,45 mm, dont l’utilisation est interdite par toutes les conventions internationales. Elle est maintenant étendue sur un hôpital de Grozny. « Les chirurgiens ont ouvert cette femme depuis le haut de la poitrine jusqu’au pubis. Les lignes tracées par le bistouri ne sont pas droites : elles se ramifient comme un arbre généalogique royal. Par endroits, les points de sutures ont lâché laissant apparaître des plaies purulentes. Une infirmière se trouve près d’elle. Habituée aux malades des hôpitaux militaires, elle ne prend aucune précaution : à l’aide d’un long crochet métallique, elle enfonce des bandes de gaze dans ces plaies lacérées, comme si c’étaient des cavités insensibles, comme si elle agissait sur un bout de bois et non un corps. » (p. 21)
Quand « tout est permis »
Le lecteur peut lire plusieurs récits de zatchistka, littéralement opération de « nettoyage », terme utilisé par les troupes russes pour leurs expéditions punitives aveugles, pillages ou enlèvements de personnes à des fins de rançons. Les nouveaux conscrits comprennent vite que « tout est permis ». Le viol des jeunes filles devient une pratique courante. Alors que les soldats savent qu’il constitue non seulement un crime mais encore une marque infâmante pour la famille qui se charge parfois elle-même de tuer la victime pour « laver l’honneur »…
Anna Politkovskaïa raconte aussi l’hydre des brigades criminelles russo-tchétchènes (p. 31), le rôle des mouchards (p. 33), l’assassinat de personnes ayant confié des témoignages à l’auteur (p. 35), les menaces explicites à l’encontre de la presse (p. 43), l’extension de la zatchistka aux jeux d’enfants moscovites (p. 59), l’usage de la torture (p. 84), le trafic de cadavres (p. 113).
Les « escadrons de la mort » du Kremlin
Elle révèle la structure secrète du FSB appelée « Section régionale à destination spéciale », le ROSNO. Les hommes du ROSNO fonctionnent comme des « escadrons de la mort », artisans des bases œuvres pour que la guerre continue. « Nos tueurs d’Etat n’ont toujours pas liquidé de nombreux chefs de bandes et chefs de guerre tchétchènes. En revanche, ils se sont empressés de brûler une femme enceinte et d’autres civils innocents et de faire exploser un camion avec les meilleurs gars du district de Chatoï. En Tchétchénie, nous sommes tombés dans un trou noir, nous avons élevé une telle quantité d’assassins cyniques qu’ils pourront satisfaire les besoins en tueurs à gage de la planète entière. » (p.117). Perspective peu réjouissante mais dont certains sauront tirer des bénéfices multiples, directs et indirects.
Spirale suicidaire
L’auteur explique encore l’isolement du président tchétchène Aslan Maskhadov (p. 67), les divisions qui partagent les tchétchènes entre « occidentalistes » et « orientalistes » (p. 73). Anna Politkovskaïa attire ensuite l’attention sur l’émergence d’une troisième force, constituée d’individus qui cherchent surtout à se venger. « La politique inepte du Kremlin dans le Caucase, sa guerre menée contre la population civile, bien loin d’éradiquer le terrorisme les a poussés à s’engager dans la résistance. Les méthodes employées par l’armée russe, meurtres, viols, enlèvements pour rançons, pillages, humiliations, ont conduit ces gens à prendre les armes pour lutter contre l’arbitraire et l’anarchie. Selon le code d’honneur tchétchène, ils n’avaient pas d’autre solution que de venger leurs proches assassinés ou portés disparus. Ces détachements se multiplient à mesure qu’augmente le nombre des humiliés, des offensés, des tués et des personnes enlevées. (…) Peu leur importe qui est l’ennemi, fédéraux ou Tchétchènes, pour eux, l’important est que le meurtrier réponde de son crime. Ce faisant, ces groupes versent de l’huile sur le feu de la guerre civile intertchétchène. » (p. 76) Qui sait s’ils n’exporteront pas un jour leur vengeance vers ceux qui ont fait mine de ne pas voir ?
Chacun y met du sien
Pour l’heure, que nous apprend la guerre en Tchétchénie sur la société russe en l’an 2003 ? Anna Politkovskaïa clarifie l’enjeu : « La nouvelle guerre civile n’est pas déclarée contre un seul peuple qui vit sur le territoire russe mais contre tous. Tout le monde y met du sien. Elle marque de son empreinte chaque ville, chaque région, chaque république. » (p. 17)
L’auteur note : «Après une telle orgie de cruauté gratuite, les soldats conserveront, ancrées en eux, une incapacité totale à se mettre à la place de l’autre, une indifférence froide aux souffrances d’autrui et une haine tenace. » (p. 25) Et de retour dans leur village ou ville, ils distilleront leur névrose à l’ensemble de la société. Comme pour enfoncer le clou, des séries télévisées à la gloire des forces spéciales spetznaz, distillent l’idée que seule la force brute peut régler un problème, parce que l’Autre est forcément un « ennemi du peuple ».
« La haine est notre prière »
« Une balle dans la tête est le moyen le plus simple et le plus naturel de résoudre n’importe quel conflit, si simple soit-il. Endurcis par la guerre, nous haïssons plus souvent que nous aimons. La haine est notre prière. Nous serrons volontiers les poings et nous les desserrons difficilement. Et de nouveau, au lieu de humer l’air à pleins poumons, nous nous nourrissons du sang de nos compatriotes sans en être étonnés. N’est-ce pas cela une guerre civile ? » (p. 18)
La joie orgasmique de piétiner son prochain
Quelle est sa fonction sociale ? Anna Politkovskaïa écrit : « Après un bref interlude eltsinien, la Russie, amputée des « républiques sœurs » de l’URSS, sentit qu’elle n’était pas capable de vivre confortablement sans traditions ni ambitions impériales. Elle eut besoin d’un « petit » et d’un « méchant » pour pouvoir se sentir grande et importante. La joie orgasmique d’être une puissance se nourrit de l’écrasement, de l’humiliation de l’autre, que l’on peut piétiner en toute impunité. Le principe est simple : ici, c’est la zone de résidence pour les « méchants » qu’il faut rééduquer, et là, par rapport à cet enfer, le reste du territoire russe, où vivent les « bons », semble un paradis ».(p. 41)"
Lire l'article en entier:
http://www.diploweb.com/russie/tchetchenie.htm
Voir un reportage photo sur la guerre de tchétchénie:
http://www.abvent.fr/fall2003/GREENE/
Lire la présentation d'un livre d'Hélène Blanc, « T comme Tchétchénie», par Hélène Blanc (CNRS), coll. « Mémoire d’Homme », Ginkgo éditeur, 2005, 14-18 rue Kléber, 93100 Montreuil, France.
http://www.diploweb.com/russie/tchetchenie2.htm
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